Quand les lambeaux de pourpre attirent les animaux privés de raison, elle choisit de faire bande à part. Malgré un héritage assumé, son cinéma est singulier. Et, il est singulièrement reçu. Après Atlantique, Grand prix du Festival de Cannes en 2019, Dahomey, sa dernière œuvre vient de décrocher l’Ours d’Or 2024 de la Berlinale. Mati Diop fait un cinéma d’auteur qui s’affirme par sa manière d’être au monde et de « rendre justice ».
Par Moussa DIOP
Le public présent au cinéma Le Panthéon de Paris ne le sait pas encore, mais la projection de cet après-midi printanier du jeudi 24 avril 2014 est l’une des dernières de « Mille Soleils », sorti en 2013. « Étant féru de cinéma africain, un quinquagénaire français ayant vu « Touki Bouki plusieurs fois » se reconnaît dans cette affiche qui, illustrée par Magaye Niang, me parle forcément », . Sur 1,20 mètre par 1,60, c’est un visage majestueux dont la noirceur brille d’élégance et de solennité. « Ce visage avec cette noirceur empreinte de respect est un territoire, un peuple », explique Mati Diop. Avec « Mille Soleils », la réalisatrice franco-sénégalaise suit les traces du personnage joué par Magaye Niang dans Touki Bouki (sorti en 1972), et « enquête sur l’héritage personnel et collectif d’un film, d’un cinéma en proie à l’oubli » dont le réalisateur, une des figures tutélaires, est son oncle Djibril Diop Mambety.
« Nous avons gravi, Mambety et moi, toutes les marches de tous les festivals de cinéma du monde. Aujourd’hui, c’est Mati qui descend ces marches avec, à chaque fois, des récompenses prestigieuses. C’est dans l’ordre des choses », se réjouit le musicien sénégalais Wasis Diop, père de la lauréate de l’Ours d’Or de la 74e Berlinale (Allemagne), l’un des festivals majeurs cinématographiques mondiaux. Mati Diop voit certes un trait d’union avec ce glorieux héritage, mais reconnaît aussi une ligne de démarcation entre deux générations : « Quoique mon père pense, je reste convaincue que la meilleure façon de rendre hommage à nos ainés est de s’en affranchir. D’une certaine manière, je l’ai fait à travers la réalisation de Mille Soleils qui propose un dialogue avec Touki Bouki, confrontant deux générations au sein d’un même film autour de la question de la mission que chaque génération doit accomplir ou à trahir ». Ça, c’est tout Mati Diop. C’est aussi tout le cinéma de la Franco-Sénégalaise. Elle cultive sa singularité. La revendique.
« En consacrant mon premier long-métrage Atlantique (Grand prix du festival de Cannes (France) en 2019, ndlr) à la jeunesse sénégalaise disparue en mer en tentant d’atteindre l’Europe, ce n’est pas seulement l’odyssée d’Ulysse, mais aussi l’histoire de Pénélope. Ce sont les femmes qui attendent, mais pas passivement, car il y a un quotidien à affronter ». Mama Sané, l’actrice principale qui incarne le personnage de Ada dont l’amoureux a pris le choix de l’exil dans le film, l’a bien compris. Repérée lors d’un casting sauvage dans les rues de Thiaroye-sur-Mer, port de départ de pirogues pour l’émigration clandestine ayant payé un lourd tribut humain, la jeune femme, 18 ans lors du tournage, est consciente de la symbolique. « Mati a vu en moi l’image de ce qui se passait dans mon environnement immédiat », analyse-t-elle, cinq ans plus tard. « D’une tragédie contemporaine, je tente d’en restituer la complexité, sous sa dimension intime et existentielle », explique la réalisatrice.
ÉPOPÉE DAKAROISE
Avec « Atlantiques » (2009), « Mille Soleils » (2013, Grand prix du Fid Marseille) et Atlantique (2019), Mati Diop projette une « épopée dakaroise », sa trilogie sur une décennie. Ses trois premières œuvres « forment un manifeste qui signe l’affirmation d’un choix : un cinéma engagé au Sénégal dont la jeunesse populaire est le cœur battant ». L’émigration, l’héritage, la mémoire et la restitution sont, pour elle, différentes facettes d’une seule et même histoire. « Les questions de restitution et de trace traversent mon travail », précise-t-elle.
Le jeune Serigne, dans « Atlantiques » raconte à la première personne son odyssée clandestine, et devient acteur et sujet de son propre récit. Comme l’avait fait Olaudah Equiano, le premier homme libre à écrire le récit de sa condition d’esclave, au 18e siècle, dans sa biographie devenue une référence assumée par Martin L. King, Malcolm X. ou encore Maya Angelou. Avant d’être captif puis esclave, Olaudah Equiano naquit dans le Royaume du Bénin… C’est au Bénin que Mati Diop a décidé de suivre la restitution, en 2021, de vingt-six œuvres d’art autrefois pillées par les troupes coloniales dans Dahomey (2024), le documentaire qui lui a valu l’Ours d’or à la Berlinale. « Mon cinéma récemment qualifié, et ce à juste titre, de « décolonial » est littéralement traversé par cette question », lève-t-elle le poing comme Tommie Smith et John Carlos aux Jeux olympiques de 1968. Elle met en piste les voix inaudibles sur l’émigration ou la restitution.
HISTORIQUE
Pour Mati Diop, faire du cinéma permet d’écrire le présent. « Elle fait un cinéma militant avec beaucoup de poésie et de lyrisme », dessine Fabacary Coly, réalisateur et producteur, et associé de Mati Diop dans la société Fantasy qui a coproduit « Dahomey » primé à Berlin. Grâce à ce prix, elle rentre un peu plus dans l’histoire. Après avoir été avec Atlantique la première réalisatrice noire de l’histoire du Festival de Cannes à présenter un film en compétition puis à remporter le Grand Prix de ce rendez-vous important du cinéma, elle devient, avec l’Ours d’Or, pour « Dahomey » la réalisatrice du deuxième film africain à recevoir cette distinction derrière « Carmen de Khayelitsha » (2005) de Mark Dornford-May. Pour arriver à ces résultats, l’ambition est au service du talent. Mais pas que. « Sur un tournage, elle met toute son énergie. Par exemple, pour une seule séquence, Mati peut prendre tout son temps quitte à froisser les autres membres de l’équipe. Elle est déterminée. Elle est coopérative, mais elle tient toujours à ses idées et à sa vision », raconte Ibrahima Mbaye Ché, acteur, interprète du rôle du Commissaire dans « Atlantique ».
Pour son associé Fabacary Coly, cette détermination dans le travail bien fait est liée à ses origines. « C’est une lébou, pur-sang. Elle a un caractère bien trempé. Elle ne s’engage pas quand elle a un doute. Une fois qu’elle sait ce qu’elle veut, elle fait le nécessaire pour l’obtenir. Quand elle a un choix artistique, si cela peut prendre une éternité, elle prendra ce temps », dit-il, goguenard. « Si être lébou, c’est être déterminé à bien faire son travail, oui je suis une lébou », assume Mati. Ce désir sonne comme un héritage. « Je ne connais ma fille qu’à travers moi-même. Je pense que nous sommes habités par les mêmes choses, le désir de bien faire sans plus », formule Wasis Diop, le papa musicien. La fille de l’auteur de l’album « Everything innever quite enough » a passé une bonne partie de son enfance entre la maison de sa grand-mère à Sicap Liberté 6, chez sa tante à Rufisque ou bien encore dans la demeure familiale de l’île de Ngor. Une fois adulte, après une adolescence passée hors du Sénégal, elle choisit de revenir à Dakar. Ses premières expériences de cinéaste ont lieu dans le quartier dakarois des Hlm 5. « Je me suis toujours sentie chez moi à Dakar. Il y a un enracinement qui a toujours été là. Le lien qu’on a avec un territoire n’est pas seulement le temps qu’on y passe », pense-t-elle.
Née il y a 41 ans à Paris, Mati Diop a grandi dans un environnement marqué par la création. En plus de son père et de son oncle, sa mère est photographe et acheteuse d’art : « J’ai eu le privilège de grandir dans une famille d’artistes. Mes deux parents étaient à la fois autodidactes et multi disciplinaires. Ils touchaient un peu à tout ».
PERCEVOIR L’INVISIBLE
Dans sa construction personnelle, la Franco-Sénégalaise développe une véritable curiosité en expérimentant différents médiums. Elle s’est d’abord dirigée vers les arts plastiques, notamment la photo. Elle a ensuite fait partie du laboratoire de recherche artistique du Palais de Tokyo à Paris en 2006, mais c’est au Studio national des arts contemporains du Fresnoy qu’elle obtient un diplôme en 2007. C’est à partir de ce moment que sa vie bascule grâce à une rencontre. La réalisatrice française Claire Denis lui confie le premier rôle féminin du film de 35 Rhums en 2008. Si pour Nietzsche, il faut sortir du cercle pour en voir le tracé, pour Mati Diop, mettre un pied sur le tracé permet de poursuivre le chemin. En effet, son désir de devenir réalisatrice naquit de cette expérience cinématographique. Et mieux, c’est un choix qui lui évitait « de choisir entre l’image et le son ».
Deux regards « qui se complètent, mais qui sont chacun un langage à part entière ». Tout comme la singularité de son approche filmique. Pour Fabacary Coly, « Mati Diop arrive à capter des instants et des moments dont elle est seule à avoir le secret ». Reconnaissant un rapport à l’image très développé, la réalisatrice met des mots sur sa démarche : « filmer, c’est percevoir ce qui est invisible ». Elle en dit même plus : « s’il y a une chose qui m’appartient, que personne ne peut m’enlever, c’est ma manière de filmer ».
MILITANTE ENGAGÉE
C’est sur ce substrat que le cinéma lui apporte une autre dimension. « Il me permet de mettre mon expression artistique au service d’un propos politique en m’adressant au plus grand nombre. Le cinéma est l’un des puissants vecteurs à travers lesquels l’Afrique peut reprendre possession de son histoire et de son image » ambitionne la réalisatrice franco-sénégalaise. Ainsi, la « citoyenneté et la politique sont au cœur de son engagement personnel et professionnel », constate Fabacary Coly, son associé. Mati Diop fait le choix de mettre une grosse loupe sur la tragédie de l’émigration en l’affichant aux yeux du monde avec « Atlantiques » puis « Atlantique ». Des destins brisés qui l’affectent. « Toutes ces morts en mer… une chose dont je ne me remettrai jamais. Je ne le pardonnerai jamais aux élites, à la société. Je ne regretterai jamais de faire des films sur ces questions », dit-elle, avec presque des trémolos dans la voix. C’est avec la même détermination, qu’elle prend la parole samedi 24 février 2024 en recevant l’Ours d’or à la Berlinale pour affirmer sa solidarité envers les « Sénégalais qui se battent pour la démocratie et la justice » dans un contexte politique et social très tendu avec le report de la présidentielle du 25 février. Cet engagement politique est au service d’un cinéma cérébral. Elle est consciente du rôle des cinéastes originaires du continent africain. « On a un défi qui n’est pas comparable à ceux des cinéastes occidentaux », note-t-elle lucidement. Dans ce « cinéma engagé et militant » pour reprendre Fabacary Coly, ses films vont au-delà de ce qu’ils racontent. Pour Mati Diop, « c’est une manière d’être au monde », car « il y a justice à rendre ». Mon cinéma est une colère contre la diffusion d’une représentation erronée des corps noirs, des Africains. La façon dont les médias occidentaux dépeignent l’immigration clandestine. La manière dont ils les déshumanisent. Je voulais mettre le cinéma au service de la reconstruction ». C’est loin d’être un échec.
Source : https://lesoleil.sn/laureate-de-lours-dor-a-la-ber...